Au-delà de la vision binaire homme vs femme, le genre est d'abord un système d'organisation de notre société. Prendre en compte comment ce système hiérarchise des catégories de personnes, en leur associant des valeurs et des représentations, permet de mieux comprendre pourquoi certains stéréotypes demeurent, et comment les combattre.
Dans le monde de la recherche, la représentation des femmes s'améliore, que ce soit en tant qu'objets de recherche ou en tant que scientifiques. Des progrès à nuancer face aux inégalités encore persistantes.
Le « genre » au singulier renvoie à un fait social, un système qui organise la société en deux catégories hiérarchisées : les hommes et les femmes, et les valeurs qu’on associe à ces sexes. Cette vision binaire et les représentations sociales qu’elle génère ont pourtant des conséquences bien réelles. En recherche, ces impacts sont perceptibles à différents niveaux, que ce soit sur les méthodes ou les résultats obtenus, ou sur les carrières professionnelles des hommes et des femmes.
La question est épineuse. Les stéréotypes sont prégnants, les données manquent souvent. Dans l’ouvrage Le genre en recherche : évaluation et production des savoirs, un collectif de chercheurs et chercheuses propose des pistes, avec une seule certitude : prendre en compte le genre améliore à la fois la qualité de la recherche, mais aussi la vie professionnelle des gens qui la font.
Magalie Jannoyer est agronome et directrice régionale au Cirad, pour la zone Antilles-Guyane. Retour avec elle sur quelques traits saillants de cet ouvrage collectif co-édité par l’Agence nationale de la recherche (ANR), avec un focus sur la recherche agronomique au Sud, objet d’études du Cirad. Le livre est en .
Femmes invisibles, réalité tronquée
Ne pas s’interroger sur le rôle des femmes et des hommes dans l’exploitation agricole ou dans les chaines de valeurs, c’est passer à côté d’informations cruciales.
Magalie Jannoyer
Les hommes et les femmes sont-ils traités différemment en recherche ? Quand on prend en compte le genre, que voit-on ?
Magalie Jannoyer : Dans plusieurs disciplines scientifiques, les femmes ont longtemps été invisibles ou marginalisées en tant qu’objets de recherche. Cela a abouti à des résultats au mieux partiels, au pire absurdes. En médecine, jusqu’à très récemment, de nombreuses études n’utilisaient que des sujets masculins. Le chapitre quatre de l’ouvrage illustre cela, avec des exemples dans les années 1990 de recherches sur les effets de l’obésité sur le cancer du sein ou de l’utérus réalisées uniquement auprès d’hommes.
Le genre nous permet de comprendre que les femmes ont été souvent considérées comme des objets d’études « spécifiques », et donc mises de côté par la science. Pour une institution comme le Cirad qui travaille sur les agricultures au Sud, s’intéresser aux rôles des hommes et des femmes au sein d’une exploitation agricole est essentiel. Dans quasiment toutes les situations, les hommes et les femmes ont des tâches différenciées. Comprendre ce que ces rôles signifient est primordial pour mieux appréhender le fonctionnement de nos systèmes alimentaires, et identifier les leviers d’action opérationnels pour les faire évoluer si besoin.
L’attitude implicite [est] que le masculin est la norme, le féminin est le reste, [considéré comme] peu important, ou seulement en rapport avec certaines fonctions spécifiques [comme la maternité].
Le genre en recherche
Chapitre 4, page 80
Qu’est-ce que ça change, concrètement, de s’intéresser aux femmes en recherche agronomique ?
MJ : À titre d’exemple, en Afrique sub-saharienne, la majorité du travail post-récolte est effectuée par les femmes. Cela implique notamment la transformation ou le commerce des produits agricoles. Invisibiliser les femmes, dans ce cas précis, revient à se priver d’informations sur plusieurs maillons du système alimentaire. Concrètement, si on ne cherche pas à impliquer les femmes dans nos projets de recherche, on est susceptible de rendre nos travaux inutiles. C’est ce qu’on explique dans les chapitres huit et neuf du livre.
Les programmes de sélection variétale en Afrique en ont fait les frais pendant des années. Ces études portent sur l’amélioration de semences, et ont généralement pour but d’augmenter les rendements. Longtemps, aucun de ces programmes ne s’est intéressé aux usages de la production une fois récoltée. Sauf que si le nouveau tubercule prend deux fois plus de temps à cuire, son taux d’adoption par la population risque d’être très faible. Et ce sont les femmes qui apprécient ce caractère, car elles s’occupent encore majoritairement de la cuisine en milieu rural en Afrique.
[…] tout caractère variétal qui réduirait les activités impliquant toutes une quantité importante de travail féminin, comme le désherbage, le traitement phytosanitaire, la transformation ou le temps de cuisson, réduirait la charge de travail des femmes.
Le genre en recherche
Chapitre 9, page 172
Au Cirad, le projet RTBfoods s’est concentré sur les consommateurs et les consommatrices de racines, tubercules et bananes à cuire en Afrique sub-saharienne. L’igname faisait partie des tubercules étudiés. Ce légume-racine est à la base de l’alimentation de plus de 500 millions de personnes dans le monde, et l’Afrique compte pour 98 % de sa production. L’igname est généralement pilée. Ce travail est effectué par les femmes, et c’est la variété qui définit le temps de pilage. Certaines ignames peuvent multiplier le temps de travail par trois. Les membres du projet RTBfoods ont donc interrogé les transformatrices pour mieux comprendre leurs contraintes, et pour établir ensemble des critères pour choisir des variétés d’ignames adaptées.
En plus d’assurer un meilleur impact de nos travaux de recherche, ce type d’approche donne plus de visibilité et donc de pouvoir aux femmes bénéficiaires. Les inclure dans les prises de décision, c’est leur redonner une place dans des arènes où elles n’en avaient pas jusqu’à présent. C’est ce qu’on appelle l’empowerment.
Le miroir entre qualité de la recherche et égalité professionnelle
En s’intéressant au genre comme objet de recherche, les résultats viennent forcément requestionner les scientifiques, que ce soit sur les méthodes utilisées ou sur les inégalités professionnelles au sein de leur institution.
Magalie Jannoyer
Dans l’ouvrage, il est question du contenu de la recherche mais aussi des conditions de travail des chercheurs et des chercheuses. Quel pont peut-on faire entre les deux ?
MJ : Lorsqu’on se penche sur les questions liées au genre dans nos recherches, on finit par se trouver devant un miroir. Les relations entre hommes et femmes de science, l’organisation de nos institutions, ou nos méthodes de recherche sont imprégnées de représentations biaisées liées au genre. Si les femmes rurales nous intéressent autant aujourd’hui, c’est aussi parce que l’inclusion des femmes au sein même des instituts de recherche s’améliore au fil des années.
L’inverse est aussi vrai. Le Cirad a mené au Burkina Faso un projet appelé RELAX, qui investiguait les carences nutritionnelles observées chez les femmes rurales. Les carences étaient supérieures à celles des hommes et des enfants, alors même que les femmes ont en charge la cuisine et par extension, la diversité alimentaire dans l’assiette. Le projet s’est donné pour objectif d’être le plus inclusif possible, avec cette idée que si le fonctionnement était le plus juste possible, les résultats le seraient aussi. Des économistes, des nutritionnistes et des agronomes ont dû faire évoluer leurs pratiques pour réduire les biais liés au genre des méthodes utilisées depuis des années par chaque discipline. Par exemple en agronomie, le « système agricole » a vu modifier son périmètre dans le cadre de ce projet afin de prendre en compte les potagers familiaux ou les activités de collecte. Ces activités sont souvent féminines, et influencent grandement la diversité alimentaire des ménages, car ces produits viennent compléter les plats ou les sauces.
S’intéresser aux inégalités femmes-hommes sur nos terrains d’étude habituels peut nous amener à porter un regard différent sur les relations femmes-hommes dans nos milieux professionnels en général, et sur la conduite d’un projet en particulier.
Le genre en recherche
Chapitre 8, page 153
Aujourd’hui, et grâce à plusieurs projets menés dans la même dynamique, une communauté de pratiques est née au Cirad. Elle propose des outils pratiques pour prendre en compte le genre dans les travaux de recherche. L’idée n’est pas de rendre systématique une méthode à visée transformatrice, mais plutôt de s’assurer que l’on évite toute situation qui risquerait de causer du tort dans nos contextes d’intervention. L’objectif, c’est de passer d’une approche « aveugle » à une approche « sensible » au genre. Les choix opérés doivent pouvoir se faire en connaissance de cause plutôt que par défaut, et être argumentés.
À cause d’une alimentation trop peu variées, les populations des régions cotonnières du Burkina Faso souffrent encore de malnutrition chronique. Pendant 4 ans, le projet RELAX a réuni des scientifiques de plusieurs disciplines pour analyser les déterminants de la diversité alimentaire. Ces travaux ont révélé que 80 % des femmes connaissent des carences en micronutriments. Ils ont également abouti à des recommandations opérationnelles pour améliorer la sécurité nutritionnelle des burkinabés.
Vers l’égalité professionnelle en recherche
Un environnement de travail favorable et sécurisant est aussi un environnement de travail stimulant.
Magalie Jannoyer
Le monde de la science est donc encore traversé par des biais de genre, souvent au détriment des chercheuses. Comment cela se manifeste-t-il, et comment peut-on y remédier ?
MJ : Les impacts des biais sur les femmes de science sont souvent visibles tout au long de la carrière, de l’embauche jusqu’à l’accès à des postes à responsabilité. On constate aussi de l’autocensure avant même de s’engager dans des carrières scientifiques, souvent à cause de représentations encore prégnantes sur des disciplines considérées comme masculines. Les choix personnels sont donc parfois orientés par ce qu’on perçoit comme modèle ou alter ego dans tel ou tel domaine, et c’est là-dessus qu’il faut pouvoir travailler.
En ce qui concerne l’égalité professionnelle en recherche, la France et l’Europe ont lancé depuis une vingtaine d’années plusieurs politiques publiques. Aujourd’hui en France, la mise en œuvre d’un plan d’action égalité portant à la fois sur la gestion des ressources humaines, la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, et la prise en compte du genre en recherche est obligatoire pour les institutions de recherche. Au Cirad, cela se traduit, par exemple, par un effort de parité sur les candidatures, quand c’est possible. Au niveau des équipes de recherche, des actions de sensibilisation sont menées pour lutter contre les biais de genre dans les activités de recherche. Dans le fonctionnement quotidien, les pratiques inclusives sont favorisées. Par exemple, on évite les réunions d’équipe après 18h, car on sait qu’en France, même si cela progresse dans le bon sens, le travail domestique et la prise en charge des enfants dans les couples hétérosexuels sont encore majoritairement réalisés par les femmes. Sans réduire les chercheuses à leur place dans la sphère privée, prendre en compte ces contraintes maintient l’égalité d’accès à l’information entre collègues.
Un biais récurrent en recherche est que les chercheuses sont moins productives que leurs homologues masculins. Pourquoi ce stéréotype ?
MJ : On se rend compte que les femmes sont souvent jugées plus sévèrement que les hommes, pour des résultats similaires. En Suède, une étude sur des attributions de bourses de postdoctorat en recherche médicale a montré que les candidates devaient avoir été 2,5 fois plus productives que les hommes candidats pour obtenir les mêmes scores. Si on ajoute à cela les mécanismes d’autocensure des femmes, qui ne postulent que lorsqu’elles estiment cocher toutes les cases, on voit qu’il y a une persistance de préjugés dans l’évaluation de la recherche. Dans l’ouvrage, l’analyse des biais de genre dans l’évaluation de la recherche est également abordée aux chapitres deux et trois, avec des témoignages des actions conduites par les agences nationales, en particulier l’ANR en France. Sensibiliser les membres du jury et les salariés à ces biais est indispensable.
Au-delà donc de jurys paritaires, on a besoin de sensibilisation sur ces biais à tous les niveaux de l’établissement. Plus l’environnement sera inclusif, meilleures seront les conditions de travail pour tous et toutes, et meilleure sera la recherche.
Comme dans d’autres secteurs d’activités, des attentes stéréotypées sur les capacités des femmes (valeur du travail, compétences, qualités de leadership, etc.) conduisent à appliquer des standards et des exigences plus élevées pour évaluer des femmes que des hommes.
Le genre en recherche
Chapitre 4, page 83
Gender-SMART : un partenariat européen sur la question du genre dans les sciences agronomiques et de la vie
L’ouvrage Le genre en recherche regroupe plusieurs contributions issues du colloque co-organisé par l’ANR et le Cirad en décembre 2020 dans le cadre du projet Gender-SMART, financé par l’Union européenne et coordonné par le Cirad. De 2018 à 2022, sept partenaires européens, institutions scientifiques et agences de financement, ont travaillé sur l’égalité professionnelle au sein de leur organisation, ainsi que sur la prise en compte du genre dans le contenu de la recherche.
Quatre enjeux communs ont constitué les piliers du projet, à savoir : 1/ construire une culture de l’égalité entre les femmes et les hommes, 2/ élaborer des mesures de soutien à l’égalité de carrière, 3/ remodeler la prise de décision et la gouvernance, 4/ intégrer la notion de genre dans la recherche et l’enseignement.